P R E M I E R E
DEMOSTHENE à l’âge de vingt-huit ans prononça la premiere Philippique fous le preteur Ariftodeme, la neuviéme année du regne de Philippe, & la premiere de la cent feptiéme olympiade. Les Athéniens avoient fort traversé Philippe au commencement de fon regne. Ils protégerent Argée, qui luy difputoit la couronne de fes ancêtres. Philippe ne laiffa pas de l’emporter ; mais en bon politique il rechercha, & conclut aufsi-tôt la paix avec les Athéniens, foit pour mieux s’affermir fur le trône, foit pour étendre la frontiére de fon Royaume avec moins d’obftacle. Ce Prince alors felon l’ordre de fes projets fubjugua les Illyriens, les Poeniens, & d’autres peuples qui l’environnoient. La rapidité de fes conquêtes ouvrit en peu de jours un vafte champ aux deffeins, qu’il méditoit contre la Grece. Les Theffaliens l’appelerent à leur fecours contre leurs tirans ; & fous le nom de libérateur il ne fit pas fcrupule d’ufurper le pouvoir odieux qu’il venoit d’abolir. Leurs villes dont il devint le maître, luy donnerent, & les facilitez, & les pretextes d’attaquer les Phocéens ennemis de la Theffalie, & fort étroitement unis avec la république d’Athenes : il leur déclara la guerre ; & l’année qui préceda la premiere Philippique, il gagna contr’eux une grande bataille. Enflé de ce suffés il conçut l’efpérance d’affujettir la Phocide, & marcha aux Thermopyles, qui la féparoient de la Theffalie. Le bruit de cette marche terrible aux Grecs reveilla les Atheniens. Ils fe faifirent du paffage important des Thermopyles, que Philippe ne put forcer. Demofthene, qui n’ignoroit pas, qu’un refte d’épouvant difpofe à la précaution, les harangue à ce propos, fortifie dans leur efprit l’idée encore recente de ce péril, & leur montre les voies de s’épargner à l’avenir de pareilles allarmes.
M E S S I E U R S ,
Si vous aviez à délibere fur un fujet nouveau, j’euffe avec la foumiffion duë à vos loix, attendu le rang qu’elles prefcrivent aux orateurs de mon âge. Mes Anciens à leur ordinaire auroient parlé avant moy ; & felon que leur avis m’eût paru vous convenir ou non, j’euffe pris le parti de me taire, ou de vous déclarer mon fentiment. Mais comme nous avons à traiter une matiere qu’ils ont tant de fois rebatuë, l’on me pardonnera fans doute, d’avoir oublié ma déférence accoûtumée pour des collegues, qui par de fages confeils fur de femblables conjonctures, auroient pû vous épargner aujourd’hui vous nouvelles délibérations.
Loin d’icy ces ames foibles, qui ne fçavent que craindre & defefperer. L’avenir au contraire vous promet une longue fuite de profpéritez garenties, par qui ? par vos difgraces paffées. Elles vous tireront infailliblement de cette léthargie, à qui l’on ne peut fe défendre de les imputer. Si tous vos foins & tous vos efforts enfemble n’avoient pû détourner nos malheurs, j’en accuferois avec vous le deftin. Mais comment nous en prendre à lui ? nous manqua-t-il tant que nous ne nous manquions pas à nous mêmes ? Souvenez-vous de cette guerre fameufe, dont j’ay pour témoin une partie de ceux qui m’entendent : alors vous triomphâtes des Lacedemoniens, quoy qu’au plus au haut dégré de leur élevation, & la Grece qu’ils opprimoient vous proclama fes liberateurs. Un exemple fi recent met dans un beau jour ce que peut vôtre courage, ou vôtre nonchalance : l’un dompta l’orgüeil de Sparte floriffante ; l’autre redouble l’horreur du peril où vous jetta l’irruption de Philippe aux Thermopyles. Sa puiffance, & nos pertes, je l’avouë, ont quelque droit de nous intimider. Songeons pourtant que Pydne, Potydée, Methone, & tout ce qui groffit dans vôtre imagination l’idée de ce monarque, vous a reconnus pour maîtres ; que la plufpart des peuples qu’il traîne aprés foy ont joüi d’une entiere indépendance, & que dans leur choix libre ils ne balancerent pas à s’unir avec vous plûtôt qu’avec Philippe. Pourquoy réduit alors à l’unique confiance qu’il ofa prendre en luy-même, ne daigna-t-il pas compter vos places ? Pourquoy n’écouta-t-il pas la politique vulgaire fur leur fituation, fi redoutable à la Macedoine ? il n’auroit jamais entrepris de les conquerir, & fa crainte eût mieux pourveu que nous à leur feureté. Il fçavoit trop bien que le droit de la guerre les deftinoit au vainqueur ; que la juftice feul défend mal le fouverain légitime qui fe neglige, contre l’ufurpateur qui s’expofe ; qu’enfin un Roy infatigable & intrepide dépoüille à fon gré des Republiquains oififs & voluptueux. Philippe fondé fur de femblables maximes regne par tout fous le titre de conquerant, ou fous le nom d’allié. Ceux que la force ne lui a pas foumis, une politique naturelle les luy donne. Chacun s’empreffe de s’attacher à la deftinée d’un Prince actif & vigilant. Reprenons l’un & l’autre de ces caractéres que vous remplîtes autrefois fi dignement. Concourons, fans nous en repofer davantage l’un fur l’autre, concourons avec une égale ardeur au bien de l’Etat. Riches, ménagez moins vos tréfors. Jeunes, prodiguez votre fang & votre vie : en un mot, revenus à nous banniffons cette confiance qui nous endort, comme fi la valeur étrangere devoit neceffairement fuppléer à la nôtre. C’eft alors qu’Athenes foûtenuë du genie qui veille pour elle, remontera au comble de fa grandeur, & que Philippe humilié à fon tour retombera dans fa premiere foibleffe.
Tréve à la prévention qui le deïfie, & qui le fixe dans un rang d’où il fe jouë de nos deffeins. Je le voy preft à fuccomber fous le nombre de fes ennemies & de fes envieux ; je n’en excepte pas les plus timides idolâtres de fa fortune. Ils déteftent en fecret notre indigne patience, qui les tient attachez au joug qu’il leur impofe, & foupirent aprés le moment de s’affranchir. Hâtons ce moment favorable, & pour eux & pour nous. Jufques où s’emporte & s’oublie le barbare ? il ne vous laiffe pas l’alternative de la paix ou de la guerre. Il publie qu’il médite contre vous une vengeance éclatante ; il y court, il y vole, & de toutes parts déja vous envelope. Qu’attendez-vous ? qu’une nouvelle cataftrophe vous réveille, ou qu’une dure neceffité vous traîne au combat ? L’homme libre ne connoît pas de néceffité plus impérieufe que la honte. Cependant elle vous touche peu ; & fi l’ont en croit vos mouvemens, vôtre ame s’aguerrit contre l’infamie. Vous n’allez pas plus loin que la place publique, pour vous demander l’un à l’autre : Que dit-on de nouveau ? Peut-on vous apprendre rien de plus nouveau que ce que vous voyez ? Un homme de Macedoine affervit les Atheniens, & fait la loi à toute la Grece. Philippe eft-il mort, dit l’un ; non, répond l’autre ; il n’eft que malade. Hé, que vous importe, M E S S I E U R S , qu’il vive ou qu’il meure ? A peine le ciel vous en auroit-il délivrez, que vous vous feriez vous-mêmes un autre Philippe. Vôtre moleffe nourrit encore & fortifie celuy qu’elle enfanta. Que le fort, je n’en defefpere pas, que le fort toûjours plus attentif que vous à vos avantages, vienne pour comble de faveur terminer cette vie fatale à vôtre Republique, les diffenfions d’un interregne tumultueux mettront à votre difpofition la couronne de Macedoine, fi elles vous retrouvent maîtres des places que vous poffediez aux environs de cette monarchie. Mais la conjoncture vous eût-elle avec les portes d’Amphipolis ouvert l’entrée de la Macedoine, vôtre irrefolution vous les fermeroit.
Je defavouë ce foupçon à la veuë de la noble ardeur qui vous ranime. Peut-être ira-t-elle jufqu’à m’imputer une prudence trop lente. Je n’approuve pas véritablement une hardieffe emportée, qui fe trouble & fe précipite, qui dédaigne la précaution, & ignore la refource. J’applaudis à cette hardieffe fage qui mefure fes forces, qui fans rien omettre d’utile ou de neceffaire ne tente point l’impoffible, & concerte fi jufte fes entreprifes, compaffe fi bien fes démarches, qu’elle arrive à la paix par la victoire. Je m’offre à vous en marquer une route, fans prétendre ni que vous renonciez à confulter d’autres guides, ni que mes promeffes vous en impofent. C’eft à vous à juger fi la folidité de mon avis y répond. Armez cinquante galeres, prêts dans l’occafion à les monter en perfonne, équipez avec des vaiffeaux de charge divers bâtimens pour tranfporter vôtre cavalerie, & mettez-vous à portée de vous oppofer aux frequentes, aux fubites invafions de Philippe. Que votre contenance luy annonce votre retour à vous-mêmes, & faffe craindre à ce vainqueur infolent de revoir les Atheniens qu’il a veus en Euboee, & depuis peu aux Thermopyles. Duffiez-vous retrancher de ces apprêts, vous ne rifquez pas une dépenfe inutile. Philippe inftruit, je m’en fie aux efpions domeftiques qui vous obfervent, Philippe, dis-je, inftruit de vos préparatifs n’ofera fe commettre avec Athenes armée ; ou peut-être qu’incredule & tranquille fur une nouvelle fi peu vrai-femblable, il laiffera les chemins libres à vos defcentes en Macedoine.
Ne balancez pas davantage fur l’execution de ce projet. Ajoûtez-y un camp-volant, dont les courfes continuelles allarment & ravagent fans relâche la Macedoine. Que l’on ne me parle point de milices étrangeres & mandiées, à moins qu’on ne les anime d’Atheniens zelez, difciplinables, aveuglément foumis à vos ordres, & feurs de leur fubfiftance. Regler le nombre de vos troupes, y ramener l’abondance, me paroît facile dés qu’il vous plaira d’y confentir, & de donner quelque attention à vos dangers. On vous en préfente vainement l’image fidéle, votre incrédulité l’efface ou la défigure, & le dernier effort de votre prévoyance ne fe porte qu’à de faftueux decrets. Proportionnez-les aux néceffitez de l’Etat. Elles vous demandent aujourd’huy la levée de deux mille hommes de pied & de deux cens chevaux. Que des Atheniens femez parmi vos fantaffins & parmi vos cavaliers y répandent la force, le courage, & la confiance. Que chacun de nous fe prête fucceffivement à la patrie, & qu’un doux tempérament accorde les devoirs de citoyen, de foldat, & de pere de famille. Encore dix vaiffeaux d’efcorte pour affurer nôtre navigation contre la flote de Philippe, & vôtre armement eft complet. Les vivres vous inquiétent, nous y pourvoirons, aprés que je vous aurai découvert les fondemens du plan que je trace. Je renonce aux nombreufes levées pour me foumettre à la prudence, qui nous défend de hazarder fi-tôt une bataille contre Philippe, & nous réduit à de fimples executions militaires. Je me renferme dans un petit corps de troupes, pour m’affujetir à la proportion neceffaire entre les munitions de bouche, la folde, & l’armée. Je mêle le citoyen avec l’étranger fur la foy de nos péres, qui nous ont appris que fous d’illuftres chefs ils avoient autrefois vaincu Lacedemone à la faveur de ce mêlange. Mais depuis qu’une troupe de mercenaires que l’avarice traveftit en foldats forme feule vos armées, elles ne diftinguent plus vôtre allié d’avec vôtre ennemi ; le dégoût & la haine y fuccedent de prés au murmure ; elles n’écoutent que l’amour du gain qui les tranfporte où il luy plaît ; & leur Chef marche à leur fuite juftement dégradé par l’impuiffance de payer la folde. Ce renverfement d’ordre & de difcipline a fon remede. Ne laiffons ni le foldat en droit de commander, ni le capitaine dans la neceffité d’obeïr, & ne leur donnons plus d’autres Infpecteurs que nous-mêmes.
Nul gouvernement ne reffemble au vôtre. Imaginez-vous, pour en mieux fentir le ridicule, que l’on vous demande : Meffieurs, joüiffez-vous de la paix ? Vous vous empreffez de répondre : Peut-on s’y méprendre ? Il ne faut que compter nos officiers & generaux & fubalternes. Etalage, dénombrement impofteur ! Exceptons le feul d’entr’eux, qui part pour exercer la charge de Général. Que peuvent vous paroître tous les autres, qu’une foule de guerriers qui fe parent d’un titre fpecieux, pour honorer leur pareffe ? guerriers dont les armes ne brillent que dans vos places publiques, ou dans vos temples, & qui bornent leurs exploits à fe fignaler au milieu des facrificateurs. N’auriez-vous point confulté vos fculpteurs fur cette décoration pompeufe ? elle imite au moins leurs ouvrages. Vos Thermoftocles, vos Miltiades modernes ne s’exposent que pour le fpectacle. Le moyen qu’une armée où n’entre ni foldat ni capitaine Athenien, porte & foûtienne le nome d’Armée d’Athenes ? Nous vons veu Lemnos vôtre alliée vous appeler à fon fecours. Vous détachâtes auffi-tôt des troupes commandées par des Atheniens. Mais aujourd’huy moins vifs fur vôtre propre défenfe, à qui fouffrez-vous que vos Généraux confient la garde d’une des portes de l’Attique ? à Ménélas, quoy qu’étranger. Je n’attaque point fon mérite ; quel mérite a pû le difpenfer au moins de tenir de vous un emploi de cette importance ? J’appuye trop fur une vérité fenfible, & vôtre impatience me preffe de defcendre dans le détail des contributions que vous devez à vos befoins. Environ quatre-vingt-dix talens par mois, avec une diftribution réguliere vous défrayeront, & fur terre & fur mer. N’hefitez pas à le croire ; le fimple pain de munition fuffira. Nous méditons une defcente en païs ennemi ; là nos troupes regorgeront de butin, & tout glorieux & tout légitime. Je m’embarque moy-même à ce prix, M E S S I E U R S : & fi je vous commets, je veux que mes fatigues, que mes dangers, que ma mort vous vengent de ma témérité. Mais comment amaffer ce fonds néceffaire ? Vous allez l’entendre.
Icy le Secretaire de l’Affemblée lit l’avis de Demofthene fur les moyens, qu’il juges les meilleurs pour l’amas de ce fonds, aprés quoy notre orateur ajoûte :
L’Amour de la Patrie, M E S S I E U R S , m’a dicté les expédiens que je propofe ; j’attens de votre décifion d’autre fleches & d’autres dards que vos lettres & vos decrets. Vous avez trop accoûtumé Philippe à méprifer les tranfports d’une colere tout au plus éloquente. Vos nouveaux projets auront un pareil fort, fi vous négligez de choifir une place d’armes qui vous pofte avantageufement pour repouffer en tout têms les irruptions impréveuës de ce Monarque. Songez qu’il gourmande les faifons, qu’il épie la plus rigoureufe comme la plus redoutable à notre délicateffe, & que pour conquerir il ne connoît pas de plus doux printemps que nos hyvers. Des milices levées à la hâte ne fufpendront point fes progrés ; il n’appartient de les arrêter qu’à des troupes réglées, & qui veillent à vôtre feureté, comme Philippe à vous furprendre. Plus d’une Ifle à votre difpofition vous offre pour quartiers d’hyver avec ports, avec toute forte de rafraichiffemens, une fituation au gré de vos défirs. Là nos Chefs fur le têms & fur le lieu de notre débarquement prendront Confeil de la conjoncture, & d’eux-mêmes. Je le répete, M E S S I E U R S , les fentimens que je tâche de vous infpirer partent d’un pur zele pour la patrie. Que ce zéle ordonne de vos contributions, & de vôtre armement. Impofez-vous la loy inviolable d’un fervice affidu, & difpenfateurs du fonds de la guerre par vos mains, ne demandez compte à vôtre Général que de fa conduite. L’objet importun de vos continuelles, de vos infructueufes délibérations difparoîtra auffi-tôt, vous tiendrez en bride Philippe, ce pirate de vos mers, & vos alliez libres du tribut qu’il leur arrache, & dont il forge vos chaînes, tariront la plus vive fource de fes finances. Que d’hoftilitez, que de violences tout à coup épargnées ! Philippe alors ceffera de traîner vos citoyens captifs, comme à Lemnos ; de piller des richeffes immenfes fur vos vaiffeaux, comme à Geroefte ; d’infulter vos Dieux jufques fur vos galéres facrées, comme à Marathon. Tragiques évenemens ! j’ay recours à vous pour la confondre.
Cette imprudence (je l’admire) refpecte vos jeux & vos fêtes. Leur pompe ordinaire, n’importe à qui l’on en commette le foin, les accompagne toûjours. Attention, arrangement, jufteffe y concourent au jour fixe, au moment prefcrit. Pourquoi cette magnificence, dont les autres Grec n’approchent point, & qui ne demande ni moins d’hommes, ni moins de frais que vos plus nombreufes flotes, ne fe relâche, ne fe dément-elle jamais, pendant qu’il femble que le contre-têms feul équipe & conduife vos armées ? La prévoyance ne laiffe rien à difpofer, ni l’exactitude rien à faire pour vos fêtes & pour vos jeux. Le magiftrat & le citoyen à l’envi confpirent aux embelliffemens de vos fpectacles. Il s’en faut bien que cet efprit d’émulation ne vous anime pour la guerre. Nul ordre, nul concert, que dis-je, Athénes paroît unanimement conjurée contre le fuccés de fes armes. Au bruit d’une invafion vous nommez des capitaines de galére, ils chicanent fur la dépenfe, ils la renvoyent à d’autres comme plus propres à la foûtenir : on demande, on cherche en tumulte un fonds pour la flote. Par l’embarquement d’un amas d’étrangers tranfplantez dans Athénes, & de malheureux épars dans les bourgades de l’Attique. Ils font voile, nos voeux partent avec eux, & nous nous réfervons à les relever quelque jours quand il ne nous reftera plus que nous pour nous défendre. Vous vous étonnez que vos Villes, que vos Provinces changent de maître. Nos lenteurs, laiffent écouler les moments décififs, elles abforbent le têms de l’execution, & nos galéres ne vont fe montrer à l’Ufurpateur que pour orner fon triomphe. Le beau champ à l’orgueilleux Philippe ! Ecoutez de quel ton il vous maîtrife dans fes lettres aux Euboeens.
A ces mots on lit les lettres de Philippe aux Euboeens, conçûës en termes fort injurieux aux Atheniens ; & nôtre Orateur à la fin de la lecture reprend ainfi le fil de fon difcours :
Ce que l’on vous a lû, M E S S I E U R S , à force de pouvoir trop vous convaincre, perd peut-être une partie de l’agrément, dont il auroit befoin pour vous plaire. Si la flaterie pouvoit anéantir la vérité qu’elle altére ou qu’elle fupprime, vous condamneriez légitimement vos Orateurs à la plus exacte complaifance : mais fi leurs complaifances paffées caufent vos maux préfens, quelle honte de chérir, de careffer vos erreurs, & de tout permettre au hazard, pour vous arracher un peu plus tard au repos ? Quelle ftupidité, de ne pas fentir que le foin de préparer les bons fuccés épargne la fatigue & l’incertitude de réparer les mauvais ! que le fage commande aux événemens, & prend fur eux l’empire que le général d’armée exerce fur fes foldats. Reffemblons nous au fage ? fupérieurs en vaiffeaux, en troupes, en finances à tous les Grecs, nous ne ceffons d’enfoüir nos avantages. Nous fouffrons que chaque peuple de la Grece nous furpaffe en activité, en valeur, en prévoyance, & nous lutons contre Philippe en athlétes, dont la main lourde & novice ne fçait que fe porter tour à tour aux divers coups qui les bleffent, & que l’adreffe ou le courage eût pû parer ou prévenir. L’avis d’une irruption de Philippe dans la Querfonéfe vous frappe-t-il ? Vous deftinez à la Querfonéfe un corps de milice auxiliaire. Philippe marche-t-il aux Thermophyles ? nous en prenons auffi-tôt la route. C’eft ainfi qu’il difpofe de nos mouvemens, & peu s’en faut que fur nôtre habitude à le fuivre, on ne le prenne pour nôtre Général. En un mot, ennemis de toute précaution, nous nous faifons comme une loi d’attendre la violence du mal avant que de recourir au reméde. Ce déréglement toûjours funefte, mais autrefois plus excufable & moins dangereux, précipite aujourd’huy la ruine entiére de vôtre République.
Je ne laiffe pas de reconnoître au travers de fes révolutions, une protection invifible. Quelque Divinité touchée de la décadence d’Athénes, allume de plus en plus dans l’ame de Philippe cette ambition infatiable qui le dévore. Si elle pouvoit fe modérer ou s’affouvir, peut-eftre que vos féducteurs vous feroient defcendre jufqu’à partager avec lui l’empire de la Grece. Mais graces aux Immortels, le caractére du Tyran me raffure. Il ne connoît ni paix ni tréve ; il ne diftingue les hommes que par les noms d’efclaves ou de rebelles : & fi un lâche defefpoir ne vous enchaîne déja, vous ne pouvez plus avec toute vôtre infenfibilité tenir contre l’appareil manifefte de vôtre fervitude. Eft-il poffible qu’aucun de vous ne s’apperçoive, ou ne s’indigne de voir, qu’une guerre entreprife pour attaquer Philippe dans le coeur de fa Monarchie, fe termine à une fimple défenfive contre Philippe ? Il marche à nous, fi l’on ne l’arrète. Prétendrons-nous encore que nôtre indifférence fur nos périls excite les autres Grecs à nous en garentir, ou que des galéres mal équipées & des fecours imaginaires nous mettent hors d’infulte ? Rappellons enfin l’antique valeur de nos ayeux ; faifons-la revivre dans nos exploits ; allons chercher Philippe, abordons en Macédoine. Mais où débarquer malgré Philippe ? c’eft à la guerre à vous l’apprendre. La Macédoine & lui vous paroîtront toûjours inacceffibles, tant que vous ferez vôtre unique occupation d’écouter des déclamateurs qui fe déchirent. En quelque lieu que paroiffe un corps de véritables Athéniens, j’augure que les Dieux & la fortune vous y féconderont fidélement. Tout Capitaine auffi mis à la tête d’une multitude de vains decrets, & muni des feules efpérances de vos flatteurs, ne fera que provoquer la raillerie de vos ennemis, & répandre la confternation parmi vos alliez. L’accompliffement de vos deffeins & de vos fouhaits demande un homme mieux accompagné. Il ne peut autrement cet homme, il ne peut aprés avoir ofé vous repaître d’agréables chiméres, que rejetter fur d’autres les fuites de fa préfomption & de fon impuiffance. Ne nous écrions plus fur nos pertes, elles n’égalent pas nos fautes. On vous annonce la défaite d’un chef de vôtre milice vénale & mal payée, divers harangueurs felon leurs paffions le calomnient, & vous ne faites aucun fcrupule de le condamner précipitament fur la foi de pareilles impoftures. Rangez-vous fous vos drapeaux, ce defordre ceffe, & fans vous fier à des relations fufpectes, raffemblez en votre perfonne les témoins & les juges de vos Généraux. La plûpart d’entr’eux, pour comble de leur infamie, ne rougiffent pas de commettre plus d’une fois à vôtre caprice une vie, qu’ils n’ont jamais hazardée dans les combats. De tels héros ne connoiffent pour champ de bataille que vôtre tribunal, & craignent moins d’affronter le fupplice, que de s’immoler à la gloire.
A ces lâches Capitaines,
à leurs Juges mal inftruits fe mêlent des Nouveliftes vagabonds,
qui pour fe foulager du poids de leur inutilité, répandent dans
le public les fruits d’une fpéculation frivole ou mal digérée.
De là naiffent ces bruits, tantôt que Philippe concerte avec Sparte
la ruine de Thébes, & fe propofe d’abolir le Gouvernement populaire
dans la Grece ; tantôt que ce Prince trame de fourdes intrigues avec la
Perfe, & fortifie des places d’Illyrie. Chacun arrange fa fable, & chacun
s’efforce de l’accréditer. Je croi affez que Philippe enyvré de
fa profpérité proméne librement fes vaftes idées
dans la carriére que nous leur laiffons ouverte : Mais je doute que des
politiques, dont l’efprit erre & voltige comme il plaît à leur
imagination déréglée, pénétrent feuls les
plus fecrétes intentions de ce Monarque. Nous les lirons mieux dans fa
conduite, & dans la nôtre. Il envahit vos Etats, il ne fe laffe point
de vous endurcir aux outrages, & vôtre longue patience ne peut le
defarmer. Nous, M E S S I E U R S ,
dans l’attente de je ne fçai quel défenfeur nous demeurons immobiles,
& femblons avoir oublié qu’arbitres de nôtre fort, fi nous
tardons à porter les fureurs de la guerre en Macédoine, nous les
fouffrirons au milieu de l’Attique. Pourquoi foüiller dans l’avenir, &
nous diffiper en vaines conjectures, à moins que nous ne cherchions à
nous étourdir fur les malheurs infaillibles, que nous préfage
nôtre indolence. Je n’ai jamais fçû taire une vérité
utile aux Athéniens. Nul d’eux aujourd’hui ne m’accufe de l’avoir déguifée.
Que ne m’étoit-il permis de croire, que vôtre reconnoiffance ne
fe refufe point à l’auteur d’un confeil fidéle ? Cette affûrance
eût adouci les defagrémens de mon miniftére. Mais de quelque
prix que l’on paye ma fincerité, la crainte de faire des ingrats ne me
forcera point à me démentir. Puiffe d’accord avec mes voeux l’avis
le plus falutaire réünir vos fuffrages au feul intérêt
public.