Discours du 17 Juillet 1789, et discussions du projet

PRINCIPES

DU GOUVERNEMENT CONSTITUTIONNEL

Rapport au nom du comité de constitution sur les droits de l'homme.

MESSIEURS,

La déclaration des droits de l'homme en société, n'est sans doute qu'une exposition de quelques principes généraux applicables à toutes les associations politiques et à toutes les formes de gouvernement.

Sous ce point de vue, on croirait un travail de cette nature très simple et peu susceptible de contestations et de doutes.

Mais le comité que vous avez nommé pour s'en occuper, s'est bientôt aperçu qu'un tel exposé, lorsqu'on le destine à un corps politique, vieux et presque caduc, est necessairement subordonné à beaucoup de circonstances locales, et ne peut jamais atteindre qu'à une perfection relative. Sous ce rapport, une déclaration de droits est un ouvrage difficile. Il l'est d'avantage lorsqu'il doit servir de préambule à une constitution qui n'est pas connue.

Il l'est enfin, lorsqu'il s'agit de le composer en trois jours, d'après vingt projets de déclarations qui , dignes d'estime chacun en leur genre, mais conçus sur des plans divers, n'en sont que plus difficiles à fondre ensemble, pour en extraire un résultat utile à la masse générale d'un peuple préparé à la liberté par l'impression des faits et non par les raisonnemens.

Cependant, Messieurs, il a fallu vous obeir; heureusement nous étions éclairés par les réflexions de cette assemblée sur l'esprit d'un tel travail. Nous avons cherché cette forme populaire qui rappelle au peuple, non ce qu'on a étudié dans les livres ou dans les méditations abstraites, mais ce qu'il a lui même éprouvé; en sorte que la déclaration des droits, dont une association politique ne doit jamais s'écarter, soit plutôt le langage qu'il tiendrait s'il avait l'habitude d'exprimer ses idées, qu'une science qu'on se propose de lui enseigner.

Cette difference, Messieurs, est capitale; et comme la liberté ne fut jamais le fruit d'une doctrine travaillée en déductions philosophiques, mais de l'experience de tous les jours et des raisonnemens simples que les faits excitent, il s'ensuit que nous serons mieux entendus à proportion que nous nous rapprocherons d'avantage de ces raisonnemens. S'il faut employer des termes abstraits, nous les rendrons intelligibles, en les liant à tout ce qui peut rappeler les sensations qui ont servi à faire éclore la liberté, et en écartant, autant qu'il est possible, tout ce qui se présente sous l'appareil de l'innovation.

C'est ainsi que les Américains ont fait leur déclaration de droits; ils en ont, à dessein, écarté la science; ils ont présenté les vérités politiques qu'il s'agissait de fixer, sous une forme qui pût devenir facilement celle du peuple, à qui seul la liberté importe, et qui seul peut la maintenir.

Mais en nous rapprochant de cette méthode, nous avons éprouvé une grande difficulté, celle de distinguer ce qui appartient à la nature de l'homme, des modifications qu'il a reçues dans telle ou telle société; d'énoncer tous les principes de la liberté, sans entrer dansles détails, et sans prendre la forme des lois; et de ne pas s'abandonner au ressentiment des abus du despotisme, jusqu'à faire, moins une déclaration des droits de l'homme, qu'une déclaration de guerre aux tyrans.

Une déclaration des droits, si elle pouvait répondre à une perfectino idéale, serait celle qui contiendrait des axiomes tellement simples, évidens et féconds en conséquences, qu'il serait impossible de s'en écarter sans être absurde, et dont on verrait sortir toutes les constitutions.

Mais les hommes et les circonstances n'y sont point assez préparés dans cet empire, et nous ne vous offrons qu'un très faible essai que vous améliorerez sans doute, mais sans oublier que le véritable courage de la sagesse consiste à garder, dans le bien même, un juste milieu.

PROJET DE DECLARATION DES DROITS DE L'HOMME.

Les représentants du peuple français, constitués en assemblée nationale, considérant que l'ignorance, l'oubli, ou le mépris des droits de l'homme, sont l'unique cause des malheurs publics et de la corruption des gouvernemens, ont résolu de rétablir, dans une déclaration solennelle, les droits naturels, inaliénables, imprescriptibles et sacrés de l'homme; afin que cette déclaration constamment présente à tous les membres du corps social, leur rappelle sans cesse leurs droits et leurs devoirs; afin que les actes du pouvoir legislatif et exécutif, pouvant être à chaque instant comparés avec le but de toute institution politique, en soient plus respéctés; afin que les réclamations des citoyens, fondées désormais sur des principes simples et incontestables, tournent toujours au maintien de la constitution et au bonheur de tous;

En conséquence, L'ASSEMBLEE NATIONALE reconnaît et déclare les articles suivants:

ART.I. Tous les hommes naissent égaux et libres, aucun d'eux n'a plus de droit que les autres de faire usage de ses facultés naturelles ou acquises; ce droit, commun à tous, n'a d'autre limite que la conscience même de celui qui l'exerce, laquelle lui interdit d'en faire usage au détriment de ses semblables.

II. Tout corps politique reçoit l'existence d'un contrat social exprès ou tacite, par lequel chaque individu met en commun sa personne et ses facultés sous la suprême direction de la volonté générale, et en même temps le corps reçoit chaque individu comme une portion du tout, et leur promet également à tous, sûreté et protection.

III. Tous les pouvoirs auxquels une nation se soumet, émanant d'elle même, nul individu ne peut avoir d'autorité qui n'en dérive expressement. Toute association politique a le droit inaliénable d'établir, de modifier ou de changer la constitution, c'est à dire, la forme de son gouvernement, la distribution et les bornes des différens pouvoirs qui la composent.

IV. Le bien commun de tous, et non l'intérêt particulier d'un homme ou d'une classe d'hommes quelconque, est le principe et le but de toutes les associations politiques. Une nation ne doit donc reconnaître d'autres lois que celles qui ont été expressément approuvées et consenties par elle-même ou par ses representans souvent renouvelés, légalement élus, toujours existans, fréquemment assemblés, agissant libremement selon les formes prescrites par la constitution.

V. La loi étant l'expression de la volonté générale, doit être générale dans son objet, et tendre toujours à assurer à tous les citoyens la liberté, la propriété et l'égalité civile.

VI. La liberté du citoyen consiste à n'être soumis qu'à la loi, à n'être tenu d'obeir qu'à l'autoirté établie par la loi, à pouvoir faire, sans crainte de punition, tout usage de ses facultés qui n'est pas défendu par la loi, et par conséquent à résister à l'oppression.

VII. Ainsi, libre dans sa personne, le citoyen ne peut être accusé que devant les tribunux établis par la loi; il ne peut être arrêté, détenu, emprisonné que dans le cas où ses précautions sont nécessaires pour assurer la réparation ou la punition d'un délit, et selon les formes prescrites par la loi, il doit être publiquement poursuivi, publiquement confronté, publiquement jugé. On ne peut lui infliger que des peines déterminées par la loi; avant l'accusation, ces eines doivent toujours être graduées suivant la nature des délits, et enfin égales pour tous les citoyens.

VIII. Ainsi, libre dans ses pensées, et même dans leur manifestation, le citoyen a le droit de les répandre par la parole, par l'écriture, par l'impression, sous la réserve expresse de ne pas donner atteinte aux droits d'autrui; les lettres en particulier doivent être sacrées.

IX. Ainsi, libre dans ses actions, le citoyen peut voyager, transporter son domicile où il lui plait, soritr même de l'enceinte de l'état, à la réserve des cas désignés par la loi.

X. On ne saurait, sans attenter aux droits des citoyens, les priver de la faculté de s'assembler dans la forme légale, pour consulter sur la chose publique, pour donner des instructions à leurs mandataires, ou pour demander le redressement de lers griefs.

XI. Tout citoyen a le droit d'acquerir, de posséder, fabriquer, de faire le commerce, d'employer ses facultés et son industrie, et de disposer à son gré de ses propriétés. La loi seule peut apporter des modifications à cette liberté pour l'intérêt général.

XII. Nul ne peut être forcé de céder sa propriété à quelque personne que ce soit: le sacrifice n'en est dû qu'à la société entière, mais seulement dans le cas d'une nécessité publique, et alors la société doit au propriétaire une indemnité équivalente.

XIII. Tout citoyen, sans distinction, doit contribuer aux dépenses publiques dans la proportion de ses biens.

XIV. Toute contribution blesse les droits des hommes, si elle décourage le travail et l'industrie; si elle tend à exciter la cupidité, à corrompre les moeurs, et à ravir au peuple ses moyens de subsistance.

XV. La perception des revenus publics doit être assujettie à une comptabilité rigoureuse, et à des règles fixes, faciles à connaître, en sorte que les contribuables obtiennent prompte justice, et que les salaires des collecteurs des revenus soient strictement déterminés.

XVI. L'économie dans l'administration des dépenses publiques est d'un devoir rigoureux; le salaire des officiers de l'état doit être modéré, et il ne faut accorder de récompenses que pour de véritables services.

XVII. L'égalité civile n'est pas l'égalité des propriétés ou des distinctions; elle consiste en ce que tous les citoyens sont également obligés de se soumettre à la loi, et ont un droit égal à la protection de la loi.

XVIII. Ainsi, tous les citoyens sont également admissibles à tous les emplois civils, écclesiastiques, militaires, selon la mesure de leurs talents et de leur capacité.

XIX et dernier. L'établissement de l'armée n'appartient qu'à la législature; le nombre de troupes doit être fixé par elle; leur destination est la défense de l'état; elles doivent être toujours subordonnées à l'autorité civile; elles ne peuvent faire aucun mouvement relatif à la tranquilité intérieure, que sous l'inspection des magistrats désignés par la loi, connus du peuple et responsables des ordres qu'ils leur donneront.

Voilà, Messieurs, le projet que votre comité vous apporte avec une extrême défiance, mais avec une docilité profonde: c'est à la constitution qui suivra la déclaration des droits, à montrer de combien d'applications étaient susceptibles les principes que nous vous proposons de consacrer.

Vous allez établir un régime social qui se trouvait, il y a peu d'années, au-dessus de nos espérances; vos lois deviendront celles de l'Europe, si elles sont dignes de vous; car telle est l'influence des grands états, et surtout de l'empire français, que chaque progrès dans leur constitution, dans leurs lois, dans leur gouvernement, agrandit la raison et la perfectibilité humaine.

Elle vous sera due, cette époque fortunée où tout prenant la place, la forme, les rapports que lui assigne l'immuable nature des choses, la liberté générale banira du monde entier les absurdes oppressions qui accablent les hommes, les préjugés d'ignorance et de cupidité qui les divisent, les jalousies insensées qui tourmentent les nations, et fera renaître une fraternité universelle, sans laquelle tous les avantages publics et individuels sont si douteux et si précaires.

C'est pour nous, c'est pour nos neveux, c'est pour le monde entier que vous allez travailler; vous marcherez d'un pas ferme, mais mesuré, vers ce grand oeuvre; la circonspection, la prudence, le recueillement qui conviennent à des legislateurs, accompagneront vos décrets. Les peuples admireront le calme et la maturité de vos délibérations; et l'espèce humaine vous comptera au nombre de ses bienfaiteurs.
 
 

18 Juillet.

DISCUSSION SUR CE PROJET

 
 

M. Rabaut Saint-Etienne le trouve insuffisant ; l'ordre n'y règne pas assez. Il convient que les idées en sont vraies, mais leur filiation pas assez sentie ; qu'enfin le style n'en est point assez simple, assez populaire.
 
 

MESSIEURS, le comité des cinq a trop réfléchi sur les déclarations des droits, qui ont servi de base à son travail, pour n'être pas convaincu qu'il est beaucoup plus facile de critiquer que d'en faire une bonne ; et les anciens débats sur cette matière, comme ceux qui ont occupé la séance, ne vous laissent probablement aucun doute à cet égard. Quand nous avons appelé le tribut de notre zèle un très faible essai, ce n'était pas par modestie, c'esst notre opinion que nous avons très franchement énoncée. Mais il nous suffit pour être exempts de tout reproche, d'avoir offert un projet où se trouvent réduits, dans un petit nombre d'articles, tous les principes que renferment les autres exposés. Telle était notre commission, et non, comme l'a dit un des préopinans, de choisir entre ces projets.

Un écueil sur lequel toucheront toutes les déclaration de droits, c'est la presque impossibilité de n'y pas empiéter sur la législation, au moins par des maximes. La ligne de démarcation est si étroite, pour ne pas dire idéale, qu'on la franchira toujours ; et je ne conçois pas même de quelle utilité pratique serait une déclaration de droits qui n'indiquerait jamais, je ne dirai point avec le préopinant, les conséquences des principes qu'elle énonce, mais leur application, puisque chacun entendrait à sa manière, des maximes dont les intérêts privés tireraient à leur gré les plus fausses conséquences.

Si un peuple vieilli au milieu d'institutions anti-sociales pouvait s'accomoder des principes philosophiques dans toute leur pureté, je n'aurais pas hésité d'adopter la déclaration des droits de M. l'abbé Sieyes ; il y pose le principe fondamental de toutes les sociétés politiques, savoir : que les hommes, se réunissant en société, n'ont renoncé à aucune partie de leur liberté naturelle, puisque dans l'état de la plus grande indépendance, nul d'eux n'a jamais eu le drit de nuire à la liberté, à la sûreté, ni à la propriété d'autrui ; qu'ils n'auraient pu aliéner aucun des droits qu'ils tiennent de Dieu et de la nature, et qui sont inaliénables ; qu'ils ont au contraire voulu et dû entendre, par des secours récipriques, leur sûreté, l'usage de leur liberté, leur faculté d'acquérir et de conserver leurs propriétés.

Ce ne sont pas là des expressions de M. l'abbé Sieyes, mais ce sont ses idées, et ce paragraphe est une déclaration de droits tout entière. Tout est dans ce principe si élevé, si libéral, si fécond, que mon père et son illustre ami M. Quesnay ont consacré il y a trente ans, que M. Sieyes a démontré peut-être mieux qu'un autre ; et tous les droits, tous les devoirs de l'homme en dérivent.

Mais ce principe n'est certainement encore ni généralement répandu, ni universellement admis. Des hommes de première force s'y refusent, et les philosophes seraient ralliés tous, par la savante déduction de M. l'abbé Sieyes, qu'on ne pourrait certainement pas faire de ce principe, pour le commun des hommes, la déclaration de leurs droits.

Si les circonstances étaient calmes, les esprits paisibles, les sentimens d'accord, on pourrait faire, sans crainte des réclamations ni des événemens, l'énoncé des maximes générales qui doivent guider le législateur. Mais quand leurs résultats les plus immédiats, les plus évidens, blessent une foule de prétentions et de préjugés, une opposition violente s'élève contre telle ou telle exposition des droits de l'homme, qui n'est au fond qu'une opposition à toute déclaration de ce genre, et les projets se multiplient au gré de l'amour-propre associé avec les intérêts particuliers et la mauvaise foi : alors les difficultés augmentent à l'infini : et l'on s'entend opposer sérieusement, à propos d'une série de principes immuables comme l'éternité, des difficultés d'un jour ; on voudrait qu'une déclaration de driots fût un almanach de telle année.

C'est une autre difficulté très grave, que la différence d'opinions qui se trouvent souvent dans les membres d'un comité, qu'à l'exemple des politiques à vues courtes et amibües, l'on compose ainsi quelquefois à dessein. L'un présente un travail, l'autre y fait des retranchemens, celui-ci une addittion ; dès lors plus de plan, plus de cohérence, et cependant il faut se soumettre ; car, enfin, le premier devoir d'un comité est de donner un travail composé d'idées sur lesquelles tous tombent d'accord. A quoi réussiriez-vous, Messieurs, si des personnes choisies pour proposer à l'assemblée les projets de déclarations de droits ou de constitutions, ne parvenaient pas à produire l'opinion de la pluralité d'entre elles? Ce que le comité n'a pu faire à cet égard, l'assemblée le pourra-t-elle plus facilement?

Je crois donc inutile et le renvoi dans les bureaux, où l'on ne choisira apparemment pas un des projets déjà rejetés, et le choix d'une des déclarations au scrutin ; comme si les choses pouvaient jamais, sans lâcheté, être subordonnées au scrutin, ou même au nouveau comité de rédaction, aussi long-temps du moins qu'un canevas de déclaration, si je puis parler ainsi, ne sera pas définitivement arrêté. De toutes le choses homaines, je n'en conais qu'une où le despotisme soit non-seulement bon, mais nécessaire ; c'est la rédaction, et ces mots comité et rédaction hurlent d'effroi de se voir accouplés.

Quoi qu'il en soit, nous quitton l'ordre du jour, et nous revenons sur nos pas. Il n'est pas question des autres projets de déclaration de droits, puisqu'ils sont jugés ; l'assemblée n'en veut pas. Il s'agit de rejeter ou d'adopter celui du comité, et d'en mettre par conséquent les articles en discussion. Sans doute on peut, on doit l'améliorer, le modifier, ôter, ajouter à sa rédaction, le rejeter peut-être, et enfin tout ce que l'assemblée trouvera convenable ; mais on ne peut s'occuper du moyen de s'en procurer un autre, qu'après qu'on aura prononcé sur celui-ci.

Je propose, comme individu, et con comme membre du comité des cinq, d'arrêter de nouveau, que la déclaration des droits doit être une partie intégrante, inséparable de la constitution, et en former le premier chapitre. -Je propose encore, et le long embarras de l'assemblée me prouve que j'ai raison de le proposer, de renvoyer la rédaction définitive de la déclaration des droits, au temps où les autre parties de la constitution seront elles-mêmes entièrement convenues et fixées. (Applaudissemens et murmures.)

Au milieu des marques de bonté que m'attire cette proposition, je m'aperçois que quelques amis très zélés de la liberté, dont je respecte les opinions et les talens, n'approuvent pas cette motion ; ils sont effarouchés sans doute par la crainte que la déclaration des droits ne soit compromise, et que, sous prétexte de la reculer, quelques malveillans ne parviennent à la faire disparaître. Mais il m'est impossible de partager cette défiance, quand un décret solennel de cette assemblée a statué une déclaration de driots, quand trente projets ont été soumis à vos déliberations, quand la pluralité bien décidée des représentans de la nation est d'accord sur les principes qu'elle doit contenir, quand il ne s'élève de doutes que sur la rédaction, quand ces doutes appartiennent presque entier à l'inconvenance d'un moment si orageux, et où l'on abuse avec tant d'impétuosité de nos arrêtés les plus sages ; enfin à la crainte que si la rédaction définitive de la déclaration des droits précédait le travail de la constitution, les conséquences ne se trouvassent trop éloignées des principes, et peut-être en opposition trop sensible avec eux ; il me paraît que c'est une méfiance fort exagérée, que de redouter l'omission de déclaration des droits ; et certes, s'il était dans la puissance de quelques obscurs conspirateurs d'annuler ainsi, par le fait, les délibérations de l'assemblée nationale, j'ose croire que l'opinion publique me range parmi ceux qui poursuivraient avec le plus d'ardeur cette espèce de révolte à vos arrêtés supprimés.

Un député, dans un discours rempli de personnalités quelquefois flatteuses pour l'esprit et l'éloquence de l'oratuer, plus souvent désobligeantes pour ses intentions et ses principes, combat son opinion.

MESSIEURS, je commencerai, pour toute réponse aux attaques personnelles dont quelques préopinans ont jugé à propos de m'accueillir, par manifester un sentiment qui porte plus de douceur dans mon âme, que les traits décochés contre moi n'y peuvent jeter d'amertume. Si, par impossible, quelqu'un de vos décrets me paraissait blesser la justice ou la raison, j'ai tant de respect pour cette assemblée, que je n'hésiterais pas à vous le dénoncer, à vous dire que vous devez montrer un mépris profond pour cet absurde dogme d'infaillibilité politique qui tendrait à accumuler sur chaque siècle la rouille des préjugés de tous les siècles, et soumettrait les générations à venir aux erreurs des générations passées.

Mais je n'ai point attaqué votre décret, j'ai maintenu la nécessité d'une déclaration des droits ; ma motion, laisée sur le bureau, porte ces mots : Qu'il sera déclaré que l'exposition de droits est partie intégrante et inséparalbe de la constitution ; mes doutes n'ont porté que sur le moment favorable à la rédaction de ce travail. Ces doutes étaient assez motivés, peut-être, par les difficultés toujours renaissantes qu'il rencontre, par la nature des objections qu'on nous a faites, par les sacrifices qu'on a exigés de nous, par les embarras inextricables où nous jette l'ignorance absolue de ce qui sera statué dans la constitution ; mais, quoi qu'il en soit, j'ai pu me tromper, sans qu'il puisse être permis de jeter sur mes intentions un doute qu'aucun membre de cette assemblée, qu'aucun citoyen, au courant des affaires publiques, n'a pu concevoir sur moi.

Sans doute au milieu d'une jeunesse très orageuse, par la faute des autres, et surtout par la mienne, j'ai eu de grands torts, et peu d'homme ont, dans leur vie privée, donné plus que moi prétexte à la calomnie, pâture à la médisance ; mais j'ose vous en attester tous, nul écrivain, nul homme public n'a plus que moi le droit de s'honorer de sentimens courageux, de vues désintéresées, d'une fière indépendance, d'un uniformité de principes inflexibles. Ma prétendue supériorité dans l'art de vous guider vers des buts contraires, est donc une injure vide de sens, un trait lancé du bas en haut, que trente volumes repoussent assez pour que je dédaigne de m'en occuper.

Il sera plus utile de vous montrer, Messieurs, par un exemple sensible, les difficultés qui, je le soutiens nettement, rendent impraticable aujourd'hui une rédaction de la déclaration des droits.

Après cet article (10) :

On ne saurait, sans attenter aux droits des citoyens, les priver de la faculté de s'assembler dans la forme légale, pour consulter sur la chose publique, pour donner des instructions à leurs mandataires, ou pour demander le redressement de leurs griefs.

J'avais proposé à mes collègues du comité cet article (11) :

Tout citoyen a le droit d'avoir chez lui des armes et de s'en servir, soit pour la défense commune, soit pour sa propre défense contre toute agression illégale qui mettrait en péril sa vie, les membres, ou la liberté d'un ou de plusieurs citoyens.

Mes collègues sont convenus tous que le droit déclaré dans cet article est évident de sa nature, et l'un des principaux garans de la liberté politique et civile ; que nulle autre institution ne peut le suppléer ; qu'il est impossible d'imaginer une aristocratie plus terrible que celle qui s'établirait dans un état, par cela seul qu'une partie des citoyens serait armée, et que l'autre ne le serait pas ; que tous les raisonnemens contraires sont de futiles sophismes démentis par les faits, puisque aucun pays n'est plus paisible, et n'offre une meilleure police que ceux où la nation est armée. MM. du comité n'en ont pas moins rejeté l'article, et j'ai été obligé de déférer à des raisons de prudence qui me paraissent préoccuper cette assemblée même, puisque le récit de ma proposition excite quelques murmures. Cependant il est bien clair que les circonstances qui vous inquiètent sur la déclaration du droit naturel qu'a tout citoyen d'être armé, sont très passagères ; rien ne peut consoler des maux de l'anarchie, que la certitude qu'elle ne peut durer ; et certainement, ou vous ne ferez jamais la constitution française, ou vous aurez trouvé un moyen de rendre quelque force au pouvoir exécutif et à l'opinion, avant que votre constitution soit fixée. Quel inconvénient y aurait-il donc sous ce rapport, à ce que la rédaction de la déclaration des droits fût renvoyée à la fin du travail de la constitution? Je pourrais faire vingt rapprochemens pareils, et surtout montrer qu'il n'est pas un seul projet de déclaration des droits dont les défauts tiennent en grande partie au contraste des circonstances, avec le but d'une telle expression.

Mais, Messieurs, avoir raison ou se tromper est peu de chose, et n'intéresse guère que l'amour-propre. Entendre soupçonner ou persifler ses intentions dans une assemblée politique où l'on a fait ses preuves, est une tolérance qu'un homme qui a le sentiment de sa dignité personnelle ne connaît pas ; et j'espère que vous approuverez cette courte explication.
 
 

22 Juillet.

Article soumis à la discussion. Aucun citoyen ne peut être arrêté, détenu, accusé, ni puni, qu'au nom, avec les formes et selon les dispositions de la loi. Tout ordre arbitraire doit être puni sur ceux qui l'ont sollicité, expédié, exécuté ou fait exécuter.

On propose de supprimer de cet article tout ce qui est relatif aux ordres arbitraires, sous prétexte qu'un exécuteur subalterne n'est point responsable, et que la responsabilité, objet de détail, doit être éloignée de la déclaration des droits.

MESSIEURS, la loi qui porte que nul citoyen ne peut être arrêté qu'en vertu de la loi, est reconnue partout, et n'a pas empêché les lettres de cachet ; la diversité d'opinions qui partage l'assemblée, dérive de ce qu'on confond le dogme politique, de la responsabilité. Le chef de la société, seul excépté, toute la hierarchie sociale doit être responsable. Il faut signer cette maxime, si l'on veut consolider la liberté particulière et publique. La responsabilité serait illusoire, si elle ne s'étendait depuis le premier des ministres jusqu'au dernier des sbires. Cela ne suppose aucunement que le subalterne soit juge de l'ordre dont il est porteur ; il peut également, et il doit juger la forme de cet ordre. Ainsi, un cavalier de maréchaussée ne pourra pas porter un ordre sans être accompagné d'un officier civil ; en un mot, la force publique sera soumise à des formes déterminées par la loi ; il n'y a aucune autre espèce d'inconvénient à cela, sinon la nécessité d'avoir désormais des lois claires et précises, et c'est là un argument de plus en faveur du dogme de la responsabilité.

Au reste, nous devons quelque reconnaissance aux principes qui nous ont scandalisé dans le cours de la discussion ; le scandale qu'ils ont causé nous fait honneur, et bientôt il en dégoûtera les apôtres.

La responsabilité des agens du pouvoir est décrétée.

Les trois articles suivans sont présentés.

1°. La loi ne pouvant atteindre les délits secrets, c'est à la religion et à la morale à y suppléer. Il est donc essentiel pour le bon ordre même de la société, que l'une et l'autre soient respectées.

2°. Le maintien de la religion exige un culte public ; le respect pour le culte public est donc indispensable.

3°. Tout citoyen qui ne trouble pas le culte établi, ne doit point être inquiété.

On observe que les deux derniers articles du comité prescrivent des devoirs, au lieu d'exprimer un droit.

Messieurs, je ne viens pas prêcher la tolérance. La liberté la plus illimitée de la religion est à mes yeux un droit si sacré, que le mot tolérance, qui voudrait l'exprimer, me paraît en quelque sorte tyrannique lui-même; puisque l'existence de l'autorité, qui a le pouvoir de tolérer, attente à la liberté de penser, par cela même qu'elle tolère, et qu'ainsi elle pourrait ne pas tolérer.

Mais je ne sais pourquoi l'on traite le fond d'une question dont le jour n'est point arrivé.

Nous faisons une déclaration des droits, il est donc absolument nécessaire que la chose qu'on propose soit un droit, autrement on y ferait entrer tous les principes qu'on voudrait, et alors ce serait un recueil de principes.

Il faut donc examiner si les articles proposés sont un droit.

Certainement, dans leur exposition, ils n'en expriment pas ; il faut donc les poser autrement.

Mais il faut les insérer en forme de déclaration des droit, et alors il faut dire : Le droit des hommes est de respecter la religion et de la maintenir.

Mais il est évident que c'est un devoir et non pas un droit.

Les hommes n'apportent pas le culte en société, il ne naît qu'en commun. C'est donc une institution purement sociale et conventionnelle.

C'est donc un devoir.

Mais ce devoir fait naître un droit ; savoir : que nul ne peut être troublé dans sa religion.

En effet, il y a toujours eu diverses religions ; et pourquoi?

Parce qu'il y a toujours eu diverses opinions.

Mais la diversité des opinions résulte nécessairement de la diversité des esprits, et l'on ne peut empêcher cette diversité.

Donc cette diversité ne peut être attaquée.

Mais alors, le libre exercice d'un culte quelconque est un droit de chacun.

Donc on doit respecter son droit.

Donc on doit respecter son culte.

Voilà le seul article qu'il soit nécessaire d'insérer dans la déclaration des droits, sur cet objet.

Et il doit être inséré ; car les facultés ne sont pas des droits, sans doute, mais l'homme a droit de les exercer, et l'on peut, et l'on doit distinguer l'un de l'autre.

Mais si le droit est le résultat d'une convention, la convention consiste à exercer librement ses facultés ; donc on peut et on doit rappeler dans une déclaration de droits l'exercice des facultés.

Je soutiens donc l'article de M. de Castellane ; et sans entrer en aucune manière dans le fond de la question, je supplie ceux qui anticipent par leurs craintes sur les désordres qui ravageront le royaume, si l'on y introduit la liberté des cultes, de penser que la tolérance, pour me servir du mot consacré, n'a pas produit chez nos voisins des fruits empoisonnés, et que les protestans, inévitablement damnés dans l'autre monde, comme chacun sait, se sont très passablement arrangés dans celui-ci, sans doute, par une compensation due à la bonté de l'être suprême.

Nous qui avons le droit de nous mêler que des choses de ce monde, nous pouvons donc permettre la liberté des cultes, et dormir en paix.

23 Juillet.

MESSIEURS, j'ai eu l'honneur de vous soumettre, hier, quelques réflexions qui tendaient à démontrer que la religion est un devoir, et non pas un droit, et que la seule chose qui appartenait à la déclaration dont nous sommes occupés, c'était de prononcer hautement la liberté religieuse.

On n'a presque rien opposé à la motion de M. le comte de Castellane, et que peut-on objecter contre un axiome si évident, que le contraire est une absurdité?

On nous dit que le culte est un objet de police extérieure ; qu'en conséquence il appartient à la société de le régler, de permettre l'un et de défendre l'autre.

Je demande à ceux qui soutiennent que le culte est un objet de police, s'ils parlent comme catholiques, ou comme législateurs?

S'ils font cette difficulté comme catholiques, ils conviennent que le culte est objet de réglement, que c'est une chose purement civile ; mais si elle est civile, c'est une institution humaine ; si c'est une institution humaine, elle est faillible. Les hommes peuvent la changer ; d'où il suit, selon eux, que le culte catholique n'est pas d'institution divine, et selon moi, qu'ils ne sont pas catholiques.

S'ils font la difficulté comme législatuers, comme hommes d'état, j'ai le droit de leur parler comme à des hommes d'état, et je leur dis d'abord qu'il n'est pas vrai que le culte soit une chose de police, quoique Néron et Domitien l'aient dit ainsi pour interdire celui des chrétiens.

Le culte consiste en prières, en hymnes, en discours, en divers actes d'adoration rendus à Dieu par des hommes qui s'assemblent en commun ; et il est tout à fait absurde de dire, que l'inspecteur de police ait le droit de dresser les oremus et les litanies.

Ce qui est de la police, c'est d'empêcher que personne ne torouble l'ordre et la tranquilité publique. Voilà pourquoi elle veille dans vos rues, dans vos places, autour de vos maisons, autour de vos temples ; mais elle ne se mêle point de régler ce que vous y faites : tout son pouvoir consiste à empêcher que ce que vous y faites ne nuise à vos concitoyens.

Je trouve donc absurde encore de prétendre que pour prévenir le désordre qui pourrait naître de vos actions, il faut défendre vos actions : assurément cela est très expéditif, mais il m'est permis de douter que personne ait ce droit.

Il nous est permis à tous de former des assemblées, des cercles, des clubs, des loges de francs-maçons, des sociétés de toute espèce. Le soin de la police est d'empêcher que ces assemblées ne troublent l'ordre public ; mais certes on ne peut pas imaginer qu'afin que ces assemblées ne troublent pas l'ordre public, il faille les défendre.

Veiller à ce qu'aucun culte, pas même le vôtre, ne trouble l'ordre public, voilà votre devoir ; mais vous ne pouvez pas aller plus loin.

On vous parle sans cesse d'un culte dominant.

Dominant! Messieurs, je n'entends pas ce mot, et j'ai besoin qu'on me le définisse. Est-ce un culte oppresseur que l'on veut dire? Mais vous avez banni ce mot, et des hommes qui ont assuré le droit de la liberté ne révendiquent pas celui d'oppression.

Est-ce le culte du prince que l'on veut dire? Mais le prince n'a pas le droit de dominer sur les consciences, ni de régler les opinions.

Est-ce le culte du plus grand nombre? Mais le culte est une opinion ; tel ou tel culte est le résultat de telle ou telle opinion. Or les opinions ne se forment pas par le résultat des suffrages ; votre pensée est à vous, elle est indépendante, vous ne pouvez pas l'engager.

Enfin une opinion qui serait celle du plus grand nombre n'a pas le droit de dominer. C'est un mot tyrannique qui doit être banni de notre législation ; car si vous l'y mettez dans un cas, vous pouvez l'y mettre dans tous : vous aurez donc un culte dominant, une philosophie dominante, des systémes dominans. Rien ne doit dominer que la justice; il n'y a de dominant que le droit de chacun, tout le reste y est soumis. Or c'est un droit évident et déjà consacré par vous, de faire tout ce qui ne peut nuire à autrui.

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