AU ROY.
Sire,
Le fameux
Demofthene, l’implacable ennemi des violences, des injuftices, des perfidies
de Philippe, fe prefente avec confiance à Vôtre Majefté.
Plus il peint, plus il noircit les horreurs d’une ambition énorme,
moins il defefpére de trouver grace devant vos yeux, moins il craint
d’obfcurcir vôtre gloire. Le portrait de Philippe l’Ufurpateur va
mettre dans un nouveau jour l’unique protecteur de la Religion détrônée,
et rehauffer, s’il fe peut, le caractére d’un Prince, qui malgré
la certitude de vaincre s’obftina tant de fois à donner la paix,
et ne condamna fes envieux, qu’à jouïr de fa modération.
Qu’ils redoublent leurs efforts, qu’ils épuifent leurs artifices,
qu’au mépris des loix et divines, et humaines ils fe pardonnent
les plus injuftes, les plus monftrueufes alliances, et concertent les plus
téméraires entreprifes, ils éprouveront encore ce
que peut la valeur contre le nombre, et la fuprême fageffe contre
l’aveugle fureur. Cet artifan induftrieux de Ligues et de projets, reconnoîtra
ce qu’il s’avouë déja fécrétement à lui-même,
qu’une prévoiance qui ne permet rien au haZard, fecondée
de cette intrépidité qui nous coûte tant et tant d’allarmes,
fe jouë en toute faifon des complots et des cabales ; que dans le
combat inégal des Puiffances la Souveraine exécute, pendant
que les inférieures délibérent ; qu’enfin il n’appartient
qu’à la foûmiffion de leur faire une heureufe deftinée.
Je lis clairement dans le paffé l’avenir que j’annonce. La Flandres,
que dis-je, la terre, la mer, tout publie cet infaillible préfage.
L’Allemagne enyvrée des profpéritez qu’elle ne tenoit que de vous, a déploïé fes étendarts, et marché vers nos frontiéres. Qu’a remporté cet affemblage confus de nations armées ? la honte d’avoir fignalé leur foibleffe, et leur ingratitude. Oüy, S I R E, leur ingratitude. J’en attefte les évenemens d’une guerre, qui d’abord ébranla jufqu’à la capitale de l’Empire. C’eft alors que l’interruption volontaire de vos triomphes, aprés qu’elle eût foûtenu la fortune chancelante de l’Allemagne, lui affujettit des Places et des Provinces, que fes plus grands Capitaines n’avoient jamais tenté jufques là de reconquérir. Peut-être qu’en de femblables conjonctures, ceux qui ont recüeilli le fruit de ce glorieux repos, n’auroient pas manqué de faire valoir des maximes oppofées à de fi nobles sentimens. Mais un Roy véritablement magnanime ne s’affervit pas aux loix, que la politique impofe au refte des Souverains. La vôtre, S I R E, pendant qu’elle a permis à la victoire de fe prêter à nos Ennemis, ne les a rendus que plus dignes d’exercer le courage d’un jeune Heros, dont les premiers exploits ont déja fait fentir à l’Europe entiére, qu’avec vôtre augufte Sang toutes vos vertus enfemble s’éternifent.
Demofthene, ce farouche partifan du gouvernement populaire, dût-il renaître dans fein de la République la plus jaloufe de nôtre bonheur, pourroit-il fe defendre d’applaudir à un tel Monarque ? l’exacte fincérité dont cet Orateur fit profeffion, et qui n’épargna pas les têtes couronnées le réconcilieroit aujourd’huy avec la Monarchie. Ils avouëroit, S I R E, que l’on peut voir, et un Conquérant qui veut que la juftice regne fur lui-même, et un maître dont la domination ne nous force qu’à déplorer le fort des peuples, qui ne goûtent ni la gloire, ni les douceurs de nôtre obéiffance.
D E V Ô T R E M A J E S T E ,
S I R E ,
Le tres-humble, tres-obéïffant,
& tres – fidele ferviteur , &
fujet , D E T O U
R R E I L.
’A
U R O I S bien plûtôt à défendre
les défauts de ma verfion, qu’à vanter le mérite de mon
Auteur. Ma raifon, & ma pareffe d’intelligence m’épargnent l’un &
l’autre de ces foins également inutiles. Quel eft l’homme affez barbare
pour ne pas réverer le jugement que tous les fiécles ont prononcé
en faveur de l’illuftre Demofthene ? Quel eft le cenfeur affez humain pour fouffrir
que l’humilité de ma Préface le defarmât. J’ouvre un beau
champ à Meffieurs les Critiques, & je me fens menacé d’un
long Errata. Mon temperament heureux me confole déja. La jufte
foûmiffion ne me coûte rien, elle me plaît, je la cheris par
un rafinement d’orgüeil. La docilité bien reglée me paroît
l’unique voie, qui refte à l’homme naturellement fautif pour arriver
à la perfection, ou du moins pour en approcher. Je ne connois pas auffi
la mauvaife obftination qui fait tant d’hérétiques dans la litterature.
J’abjure promptement & fincerement mes erreurs, dez que la verité,
de quelque part qu’elle vienne, me les fait entrevoir, & j’avouë peut-être
à mon honneur, que fi j’avois à outrer un caractere, je prendrois
le contrepied du Senateur Venitien qui difoit : J’aime mieux errer de mon chef,
que de bien penfer avec les autres. Io amo meglio errar da me che far bene
con gli altri. Vous courez donc rifque, me dira-t-on, de refondre tout vôtre
ouvrage, de vous défaire des licences d’un Paraphrafte, & de vous
reduire à l’exactitude d’un Traducteur. Vous promettez Demofthene, &
vous vous donnez. A peine reconnoît-on le grec dans vôtre françois.
J’ay eu, fi l’on excepte la déférence fervile, tout le refpect d’un copifte pour fon original. J’ay fuivi Demofthene, mais je n’ai pû l’atteindre.
Il parle avec une telle impétuofité, que fa langue ne peut pas fuffire à fon efprit, & fes paroles fufpenduës ne forment fouvent avec toute leur énergie, qu’une ébauche de fa penfée. Ainfi un attachement trop fcrupuleux à la lettre, après en avoir défiguré le fens, m’eût éloigné de la fidélité où j’afpire, & où je ne pouvois parvenir qu’avec un tour plus libre & plus étendu. J’ai donc cherché un tempérament, qui fans trop m’écarter du texte, n’en étouffât pas le feu & la vigueur. Je n’ai pû me refoudre à voir qu’un Orateur fi vif dans fon ftile languît trop fenfiblement dans mes expreffions. J’aurois, fi j’ofe ainfi dire, glacé les foudres de mon Demofthene, au lieu que j’euffe dû les rallumer, s’il eft possible, à l’exemple des Cyclopes, qui méloient le bruit & l’épouvante dans la trempe des foudres qu’ils forgeoient pour Jupiter.
Demofthene ne lie point, il paffe fans avertir, d’une raifon à l’autre ; il néglige ces nœuds qui paroiffent fi néceffaires à l’oeconomie de difcours, & que le gefte, l’infléxion de voix, ou quelque autre figne peuvent fuppléer dans la déclamation. Là un auditeur tout œil, & tout oreille, entend ce qu’on lui dit, devine ce qu’on ne lui dit pas, & s’abandonne avec plaifir au torrent de la vive éloquence qui l’emporte. Un Lecteur au contraire, dont le fang froid ne fe trouble point à la vüe des lettres inanimées qui le haranguent, ne s’accommode pas d’une telle rapidité. Il veut détendre quelquefois fon efprit, demande qu’on le mene plus doucement, & fe rebute, s’il ne rencontre des repofoirs pour foulager fon attention.
Mais fans trop nous engager dans un difpute, d’où chacun d’ordinaire fort un peu plus entêté de fa premiere opinion qu’auparavant, l’autorité d’un Ancien me fuffit, Ancien vénérable a tout Moderne. Ciceron dit, & femble l’avoir plus dit pour moi, que pour un autre : J’ay traduit les harangues qu’Aefchine et Demofthene ont prononcées l’un contre l’autre, et je les ay traduites en Orateur, non en Interpréte, en efclave du fens, et tout à la fois en Maître de l’expreffion. J’ay crû, ajoûte-t-il, pouvoir me difpenfer de la verfion litterale, pourvû que ma liberté n’affoiblît et n’alterât point les penfées, et il m’a femblé que je devois plûtôt le poids que le nombre des paroles à mon Lecteur. C O N V E R T I ex Atticis duorum eloquentiffimorum nobiliffimas orationes inter fe contrarias, Aefchinis, Demofthenifque : nec converti ut Interpres, fed ut Orator, fententiifque iifdem, et earum formis, tanquam figuris, verbis ad noftram confuetudinem aptis : in quibus non verbum pro verbo necefse habui reddere, fed genus omnium verborum, vimque fervavi. Non enim ea me annumerare Lectori putavi oportere, fed tanquam appendere. J’ay donc quelque droit de me promettre, que l’on approuvera mon chois fur ce modèle, comme j’ai lieu de craindre que l’on ne m’accufe avec juftice de l’avoir mal imité. Au moins, fi j’avois par hazard bien fuivi la trace de Ciceron, il me feroit permis de dire, Le jugement des grands hommes qui excellent dans l’éloquence, tient lieu de raifon, et l’on s’égare glorieufement à la fuite de pareils guides. SUMMORUM in eloquentia virorum judicium pro ratione, et vel error honeftus eft magnos Duces fequentibus.